ON EN PARLE SUR LA TOILE
Nicolas Jules
TRANCHES DE VIE (morceaux choisis)
Nicolas Jules se lit aussi .
La pendule de la gare de Granville est à l’heure de Bangkok. Dimanche dernier j’ai déjeuné à la même table qu’un goéland. Nous étions trois, l’oiseau, le serveur et moi. Le monde était ailleurs. Le monde était en bas où des baigneurs à bonnets orangés se préparaient à une course. Dans les hauts-parleurs, la voix d’un speaker invisible. Vu de l’extérieur, le casino ressemblait à une machine à remonter le temps. Sur le quai, j’ai sympathisé avec un jeune homme fatigué qui venait de passer la nuit dans un squat cradingue. En relevant son pantalon pour me montrer les trous dans ses jambes, des cafards morts ont plu. À part ça, le soleil. J’ai repris un train qui était en retard sur la Normandie et en avance sur la Thaïlande.
"Avant qu’un lotissement ne pousse, ici vivait un champ de luzerne. Plusieurs fois un petit cirque jaune s’y était installé. La ménagerie était maigre. Deux caniches et un lama mal tondus. Il n’y avait pas de spectacle. Quelques gamins épars dont j’étais venaient s’asseoir sur les bancs. En échange de bonbons et d’une pièce de deux francs on nous proposait d’assister au désœuvrement collectif. Ne sachant trop quoi applaudir, nous poussions des oh et des ah en attendant quelque-chose. Un animal passait en boitant. Un clown le suivait en titubant. Une vieille dame secouait des tapis. Je regardais le mât central du chapiteau. J’arrosais les plantes grimpantes de mes pensées avec le désir flou de foutre le camp."
Avant l’âge de sept ans, je pensais qu’il n’existait qu’un seul guitariste dans le monde, David Gilmour, celui de Meddle et de Ummagumma. Je croyais qu’il jouait avec un bâton de sorcier (je ne connaissais pas le mot stratocaster). Un peu plus tard, j’ai appris l’existence d’un autre guitariste, Jimi Hendrix (je ne connaissais toujours pas le mot stratocaster). Alors je me suis dit qu’il devait y en avoir encore d’autres (en effet, il y en avait d’autres) et qu’ils devaient être tous plus psychédéliques les uns que les autres (je ne me disais pas vraiment ça car je ne connaissais pas le mot psychédélique). Mes parents n’allaient jamais voir de spectacles. L’année de mes douze ans, je suis allé me promener avec eux au bois de Saint-Pierre, dans la Vienne. C’était un bois mais c’était aussi un petit zoo triste. Je me souviens d’un ours noir qui tournait en rond dans une fosse. Ce jour là , tout près de la dite fosse, une certaine Michèle Torr se produisait. Concert gratuit. Dimanche après-midi. Mon premier concert. Stupéfaction et joie. Il y avait un bâton de sorcier (peut-être une stratocaster). Je n’avais d’yeux que pour le guitariste et j’attendais beaucoup de lui. Enfin la magie en direct, les bruits de bombes, les fusées de couleurs, la quadriphonie, les chambres d’écho, les fuzz intergalactiques, les foxy ladies et les one of this days. Dès que cette Michèle Torr arrêterait de chanter, le spectacle allait commencer. J’ai été très déçu.
Les plaquages au sol, y’en a pas eu beaucoup. À six ans, judo inéluctable, un des profs était mon père. J’étais plutôt bon. Judo donc, jusqu’à seize ans et mon premier gros plaquage. Mon goût (déjà peu prononcé) pour le sport s’est brisé en même temps que ma clavicule. Au lycée le prof d’éducation physique s’appelait Lalanne (pas un des frères, un autre). Un jour il nous a mis au rugby. J’était plutôt nul. Aucun plaquage car je sortais du terrain en courant au départ de chaque action. À vingt-sept ans, alors que j’étais en retraite sportive depuis plus d’une décennie, je subissais mon ultime plaquage. C’était une nuit à Poitiers. Tout venait de fermer y compris le dernier bistrot d’où je rentrais (sobre). Rue déserte. Je n’entends que le bruit de mes semelles en cuir. En face, une voiture noire avance au ralenti tous feux éteints. Je sens qu’il va se passer quelque-chose. Accélération brutale. La bagnole m’envoie ses pleins phares dans la gueule, deux gars me sautent dessus, m’envoient au sol et j’aperçois une arme à feu qui se lève dans mon dos. Une pensée mélangée de frayeur et d’incompréhension me traverse. Mourir flingué sans savoir pourquoi c’est très spécial. Mais un des deux me relève, me fouille, me balaie d’un oeil à l’autre avec une lampe torche et dit à l’autre : « c’est pas lui ». Fin de l’épisode. Ils se barrent sans rien ajouter et j’ai juste le temps d’en voir un remettre ou enlever un brassard orange marqué « police ». J’aime bien rencontrer et bavarder avec des inconnus. Ceux-là manquaient de conversation et je n’ai pas tellement apprécié leur façon de vouloir faire du sport à tout prix avec le premier venu sans lui demander si il pratiquait encore ou pas.
Alain était un costaud. Boxeur officieux et bourru officiel. Il avait un job clando qui ressemblait à trafiquant de bagnoles et un job réglo qui ressemblait à patron de bistrot. C’était à Tours dans les années 2000. À 2h du mat’ les autres fermaient, excepté deux ou trois bars-boîtes, excepté lui. La différence c’est que chez les autres se finissaient un paquet de jeunes moussaillons et que chez lui venaient s’échouer les épaves. La lumière était vacillante et le carrelage défoncé. Y’avait pas grand monde. Alain faisait peur aux clients et il aimait ça. Un goût pour les petits comités. Il buvait du café la nuit. Moi aussi. Je m’étonnais qu’il en serve encore quand les autres argumentaient dès 18h : « on a nettoyé la machine ». Il répondait de sa voix coincée dans le nez : « ici c’est un café. Quand on tient un café et qu’on refuse de faire un café on est un gland ». Une des raisons qui me faisait aimer Alain. Un jour par semaine, pour une raison mystérieuse, il faisait virer tout le monde pendant deux petites heures avant de réouvrir. Le mercredi, je crois. On se demandait pourquoi. J’ai réussi un jour à lui faire cracher le morceau. Il voulait que personne ne le voit prendre sa leçon d’accordéon-musette à domicile et faisait passer son professeur décati par une porte arrière. Alain n’avait pas une carrure à montrer sa tendresse. Le weekend, dans sa cave, y’avait des concerts avec des groupes tous plus mauvais les uns que les autres. Enfin, moi je les trouvais mauvais, lui les trouvait pire. « Pourquoi est-ce que tu ne programmes pas la musique que tu aimes ? » lui demandais-je. « Parce-que ces groupes sont tellement glands que sans moi ils ne joueraient jamais ». Argument imparable. Il ajoutait sans bémol : « le meilleur groupe du monde vient de Poitiers et personne n’en parle ». Merde alors. Je viens de Poitiers et je connais tous les musiciens qui y rôdent. « Quel groupe ? » lui fis-je. Il refusa de me répondre. C’était son secret (un de plus) et c’était sa joie. Comme je suis têtu, j’insistais à mort. « Quel groupe ? ». Au bout d’une heure il se pencha et me glissa à l’oreille : « Opa Tsupa ». Ça par exemple. Ce sont des copains et le taulier de la bande c’est un de mes plus grands amis, Nicolas Moro (qui chante aujourd’hui sous son nom et que je vous invite vivement à aller l’écouter si ce n’est pas déjà fait). Quand je lui ai raconté ça, je suis devenu comme le bougre qui a vu apparaître dieu ou un cousin de dieu, un genre de saint. « À partir de maintenant, tu ne paies plus rien chez moi » m’a-t’il fait. Le lendemain, j’appelle l’ami Nicolas. Je lui raconte tout et il propose, la prochaine fois que le groupe passe en Touraine, de faire un crochet surprise. Quelques semaines passent. Un jour je suis prévenu. Ils vont passer. Je vais les attendre au fameux rade sans vendre la mèche. La porte s’ouvre. Les cinq d’Opa Tsupa entrent avec leurs instruments, commandent à boire et jouent autour d’une table. La mâchoire d’Alain tombe au sol et ses yeux sont deux grosses ampoules allumées. Il écoute, stupéfait. Au bout de quelques instants je le vois se cacher pour pleurer de joie. Cette fois c’est moi qui lui murmure à l’oreille : « tu es content ? ». Le bourru retrouve sa voix de nez et son sourire aux dents de métal. Il me montre les deux ou trois gars cramés accoudés au comptoir : « Non. Pas content. Sans tous ces glands sourdingues j’aurais eu un concert rien que pour moi. ». Je sais traduire les plaintes grommelantes des costauds pudiques. Je savais qu’il était content et je l’étais aussi.
J’adore Vince Taylor. Dommage qu’on ait bouffé autant de Johnny Hallyday parce-que ça nous a donné moins de Vince Taylor. Barclay était le producteur des deux et il a pas mal bloqué l’un pour faire avancer l’autre. Joies de la musique contractuelle. Parce-que c’est plus facile de diriger un cheval de trait que de monter un cheval sauvage. À l’âge de 38 ans je suis parti vivre à Mâcon en Saône-Et-Loire. Parce-que c’était pas loin de Lyon où vivait une femme que j’aimais et parce-que je refusais de m’installer à Lyon, ville que je trouvais trop bourgeoise (j’ai des principes, à la con si on veut), parce-que Mâcon je ne connaissais pas du tout, parce-que je n’y avais absolument aucun ami et que j’avais le goût de changer d’habitudes, parce-que j’avais trouvé un petit appart sous les toits avec des murs bien épais où j’envisageais d’installer des micros pour enregistrer seul (pour la première fois) un disque, parce-que j’avais repéré un bistrot qui me plaisait. Tout a merdé. L’amour a commencé à m’en vouloir (peut-être à cause de mes principes, à la con si on veut). Je n’ai pas pu enregistrer parce-que j’avais une vieille voisine alzheimerisée qui vivait seule juste en-dessous et qui à chaque qu’elle m’entendait bouger le petit doigt venait frapper à ma porte en me disant bonjour et en me proposant une bière. Au bistrot, j’y mangeais parfois le midi avec un ou deux ouvriers du coin (Monique assurait la journée), j’y retournais à la nuit tombée (son frère Pierre assurait le soir). Soudainement, ils ont mis la clef sous la porte. Sept mois plus tôt, quand je suis arrivé, le premier soir j’ai bu un café. Pierre était derrière le comptoir. Pas un mot échangé. Le deuxième soir, rebelote. Le troisième, profitant d’un moment où n’étions que tous les deux, il entame une conversation sans verbes : « Vacances ? ». Je fais non. « Travail ? ». Je fais non. « Famille ? ». Non plus. Fin de l’échange. Personne ne me parlait. Je ne parlais à personne. Plus tard j’ai appris qu’on se demandait si j’étais un inspecteur des finances ou un truc du genre, rapport à l’établissement en instance de fermeture. Le dimanche y’avait foule et concert. C’est d’ailleurs une des rares fois où on m’a adressé la parole. Une parmi les habitués est venue me crier discrètement à l’oreille (y’avait foule et concert, fallait parler fort pour se faire entendre) : « Ici tout le monde a couché avec tout le monde. Bientôt on va te faire des propositions ». Finalement, comme je disais, fermeture. Pas de rencontres, pas de disque, alors j’ai déménagé. Juste avant un programmateur de spectacles m’a téléphoné pour que je vienne jouer en ville (sans savoir que j’y habitais) et l’avant veille de partir j’ai fait un concert. Pierre avait compris que je n’étais pas à l’Urssaf ou un machin du genre et il est venu avec quelques anciens fidèles du comptoir surpris de me voir ouvrir la bouche. Je ne suis pas retourné à Mâcon. Quelle drôle d’idée de venir s’y installer me dis-je avec le recul tout en apprenant que Vince Taylor, le vrai, celui de Brand New Cadillac, y a vécu lui aussi pour ne pas y enregistrer non plus. C’est fou comme on se ressemble, Vince et moi.
Les guitares. Elles m’ont toujours attiré. On m’avait appris qu’il fallait être musicien pour avoir le droit d’en jouer et qu’être musicien c’était de naissance. J’étais né autre-chose mais je ne savais pas quoi. À dix-huit ans j’ai fait chanteur parce-que je ne commettais aucun sacrilège en touchant un instrument. Dans le groupe, y’avait deux guitares. Je ne les regardais pas, je ne les touchais pas, comme si c’était une partie de l’intimité des copains Marc et Jean-Marc. Les magasins de musique m’étaient également fermés d’une interdiction mentale. Alors le temps passait avant de rencontrer une guitare abandonnée. C’était à Aniche, dans le Nord. Mon oncle Roland rapportait tout et n’importe quoi des puces. Entre une pendule à pattes d’autruche et une poupée sans tête, elle m’attendait. « C’est une très bonne guitare espagnole » m’a-t’il dit quand il a vu que je lorgnais sur elle. Une guitare espagnole made in China, constatais-je. Mon oncle que j’aimais beaucoup racontait plein d’histoires dont une où il vantait son oreille musicale parce-qu’un jour il avait soufflé dans un clairon à l’armée. J’ai du attendre de réunir la somme nécessaire avant de lui acheter le prix qu’il me demandait. Puisque je n’étais pas musicien (en tant que membre de la famille, lui aussi le savait) je devais payer assez cher pour avoir le droit de l’avoir. Faut dire aussi que mon oncle que j’aimais beaucoup était radin. Personne ne comprenait cette lubie que j’avais à ramener ce meuble. J’avais vingt et un an déjà . À l’époque j’écoutais en boucle John-Lee-Hooker et je décidais que ce serait lui mon prof. Deux mois plus tard j’avais une vingtaine de chansons. Je donnais mon premier concert sans le groupe de rock qui venait de se dissoudre en m’accompagnant avec quatre accords et sans savoir encore faire les barrés. Je n’aime pas attendre d’être prêt parce-qu’on ne l’est jamais. L’important est de donner l’impression de l’être et de ne pas laisser crever son désir.
Vers l’âge de dix ans, le Club Nature De Proximité. J’en étais le fondateur et, malheureusement, le seul membre. La bibliothèque était composée de quatre livres. Le premier sur les insectes, le deuxième sur les batraciens et les reptiles, le troisième sur les oiseaux, le quatrième sur les oiseaux volume II. Un appareil fabriqué par mes soins avec un bocal, un carré de gaze, un entonnoir et une paille, pour attraper de petites bestioles sans les blesser. J’avais chopé le plan dans un manuel des Castors Juniors. Un microscope pour observer les daphnies. Un opinel. Un herbier. L’activité principale du Club était l’observation des buses dans les champs voisins. Puis il y eut des vagues d’épandages par avion, des arbres coupés, le remembrement, la construction de nouveaux lotissements qui s’ajoutèrent à celui où nous vivions. J’ai dissous, contraint et forcé, le CNDP malgré les protestations de son seul membre.
C’était une mob rouillée, une monture du genre Motobécane. Sacoches arrières en cuir gris. Moteur définitivement flingué. Je crois que c’est mon père qui l’avait trouvée dans une déchèterie. J’ai voulu la repeindre en rouge. Le pot était presque vide. Je l’ai rallongé avec du blanc. Ça s’est terminé en projet rose avec des rayures noires faites au chatterton. Comme j’étais trop jeune pour conduire un engin motorisé, comme je n’avais pas de vélo, j’en ai fait mon cheval. Mon zèbre. Côté poids, ça y ressemblait. Dans ma tête j’étais un indien amoureux des indiennes. Dans le lotissement de campagne où nous vivions, des indiennes, y’en avait pas. Sauf qu’un jour où je m’étais ramassé la gueule en sautant un trottoir comme on saute un cactus, un jour où je peinais à relever mon cheval tigré, une belle apache est passée pour me filer un coup de main, glissant sa voix suave entre mes oreilles et une flèche invisible dans mon coeur. Je ne sais ni d’où elle venait ni où elle allait. Elle faisait une tête de plus que moi. J’avais le vertige. J’aurais aimé lui dire quelque-chose. C’est pas venu. Je ne l’ai jamais revue. Un gonze du genre deux têtes de plus que moi a du l’emporter sur une monture du genre appaloosa.
Je démarre la bagnole. Tu embarques dans mon histoire. Je te fais visiter la ville et ses abords. Puis la rase campagne. Je te montre les animaux sur le bas-côté. Les écrasés, les rampants et les gambadants. Dans l’auto-radio, la guitare tapotée et réverbérée de Blue Moon. La voix d’Elvis. En vérité y’a pas de bagnole. Tu es dans un décor que je ne connais pas avec le son et l’image de ce que je t’écris.
La prof de musique du collège s’appelait Lasalmonie. Bien entendu nous l’appelions la sale momie. En vérité y’avait personne pour les matières artistiques, on avait refilé la corvée du dessin à un prof de français et celle de la musique à une prof de maths. Elle nous faisait écouter des motets soporifiques. Nous jouions des frèreujacqueufrèreujacques pénibles à la flûte à bec. Un jour, elle a voulu nous faire chanter une chanson qui polluait déjà pas mal l’espace hertzien du moment. Du Jean-Jacques Goldman. Ses disques à ramasser de l’oseille (et ceux de pas mal de ses consœurs et confrères) m’étaient insupportables à l’oreille. Alors j’ai refusé. Le copain Xavier aussi. La momie, très étonnée, a demandé ce que nous proposions de chanter à la place. Xavier avait trois ans de retard ce qui lui permettait de se faire une tête de Robert Smith crédible. Il a choisi d’interpréter «bûcherons» des Bérus. Ça lui a rapporté un deux sur vingt. J’ai proposé Brigitte Fontaine. Refusé. J’ai rebondi, « le soir du diable » de Ange. Comme elle ne connaissait pas, elle a cédé. « Et je suce mon sang croyant sucer le temps. Je suis le vautour se gavant de mes entrailles » balancé a capella et sans doute fort faux avec les yeux plantés dans ceux de la momie (car qui regarder d’autre que celle qui demande à vous écouter ?). J’ai eu encore moins que Xavier. Nous avions le trac, nous ne savions pas chanter. C’est vrai. Mais nous étions sincères et nous aimions la musique.
Elle s’appelait Hélène ou Florence. Je ne sais plus son prénom mais son visage, je m’en souviens bien. Aucune réciprocité possible car elle ne m’a jamais regardé. Elle ne voulait voir que du bleu. Cédric (lui c’est sûr, il s’appelait Cédric) avait les yeux comme l’océan. Elle venait s’y baigner tous les jours. J’étais un genre de mouette qui avait appris regarder avec la tête de côté. D’après mes calculs nous avions entre sept et huit ans. J’ai appris un jour que l’océan était devenu CRS. Le bleu, toujours le bleu. J’ai revu une seule fois la baigneuse. Longtemps après. C’était dans un bureau de Poste. Nous étions dans une file d'attente. Je lui ai trouvé un air sinistre. Comme usée par trop d’habitudes. Qui n’en a pas ? Moi je continue à regarder autour avec une tête d’oiseau. Usée aussi. Mais chantante.
Il fourre des morceaux de bidoche dans les yeux crevés d’un mannequin en plastique pendu en hauteur avant de lâcher le pitbull qu’il affame. C’est mon voisin. Celui de l’année 2000. Rue de la Croix Rouge. C’est pile devant chez lui que la police m’a plaqué au sol une nuit que je rentrais chez moi avec l’air douteux du gars qui ne fait pas de bruit. J’essayais de ne pas réveiller le chien.
28 ans. Fauché, beaucoup d’amis et peu d’aventures. Je quitte la région où j’ai grandi pour voir ce que ça fait. J’envisage les villes des régions avoisinantes. Tiens, Tours. C’est pas loin mais je n’y suis jamais allé. Je n’y connais personne. Qui serais-je là -bas ? Allez, ça roule. 205 Peugeot. Je ne sais plus quelle est la saison mais ce jour là il pleut fort. À peine rentré dans la ville, je me gare au hasard et cours m’abriter dans le premier rade venu. Au comptoir je mate le journal local à la rubrique des petites annonces. Appartements à louer. Mon voisin de tabouret mange un sandwich et reluque par dessus mon épaule. « J’ai une chambre sous les toits à louer si ça vous intéresse. C’est petit, pas cher et juste à côté. » Providentiel. J’ai horreur de chercher ce genre de choses et de passer par des agences. « On y va ? ». « On y va ». Troisième et dernier étage. Faux plafond en polystyrène qui se décolle. Une fenêtre au simple vitrage avec un carreau cassé. Murs recouverts de deux matières, lambris brun en bas, crépi beige en haut. Lino cradingue découpé à la hâte. Douche dans un coin avec une hauteur de 1m20. Un évier. Pas de cuisine. Emménagement envisageable de suite. Loyer à régler en liquide. Ce qui saute d’abord aux yeux c’est que c’est petit. Très petit. Huit mètres carrés. Moins qu’une cellule de prison. Mais l’évasion y est légale et c’est bien sûr toute la différence. Je demande à Michel (il s’appelle Michel, médecin, gros fumeur et joueur de poker) si quelqu’un a déjà habité ici. Michel fait non avec la tête. Vraiment, je n’aime pas chercher. Je dis banco à Michel. C’est en attendant mieux. C’est du provisoire. Ma guitare et mon ampli sont dans le coffre. Demain j’achète un matelas. Mon père m’offrira une table de sa conception, en bois, en carrelage… et en béton (oui, c’est possible et c’est solide). La table sera trop grande alors je renoncerai à mettre des chaises pour gagner de la place. Je mangerai debout ou assis sur la table. Finalement, le bar du premier jour sera la principale extension de ma résidence. Comme je suis content de vivre une nouvelle aventure, je vais rester sept ans dans ce réduit. Jamais changé le carreau. De belles années. J’ai rencontré de nouveaux amis et un jour je suis reparti en laissant sur place la table bétonnée. Michel n’a jamais retrouvé de locataire.
J’ai habité une petite maison sans nom sous un pont à bagnoles qu’on appelait la Pénétrante. À chaque fois ça me faisait le coup. Cette impression que ceux qui imaginent les constructions ne pensent jamais à ceux qui ne les verront que par en-dessous.
1994. Ma première tournée sans groupe de rock. Programmé une semaine entière sur l’île d’Oléron dans un sous-sol qui ressemblait à un projet de bar à cocktails. Une télé sans son y diffusait des cartoons. Le patron qui régulièrement avait des descentes d’acide et se prenait pour Lone Sloane, me demandait de jouer pour attirer un public qui n’allait jamais venir. Les rares égarés qui descendaient alertés par le bruit remontaient aussitôt, craignant un tête à tête gênant avec un chanteur malhabile. J’aurais aimé foutre le camp avec eux. Mais non. J’ai joué des heures seul comme un con en regardant en boucle un Droopy muet. C’est comme ça que j’ai commencé à rajouter quelques accords aux trois que je connaissais. Et je peux vous dire qu’à la fin de The Shooting Of Dan McGoo, quand la fille sexy vient l’embrasser, le chien aux cheveux roux est très content.
De ma petite enfance dans la banlieue de Lille, j’ai beau chercher, il ne me reste qu’un seul souvenir. Celui où les mots du journal qui enveloppait mes frites s’étaient retrouvés magiquement imprimés sur mes doigts. Aujourd’hui les cornets de frites sont en papier blanc et la graisse coule moins.
La banane rose sous le jaune du Velvet, la gueule hurlante du roi Crimson, le gâteau-vinyle décoré de Stones en sucre, la cigarette bleue allumée dans le bleu de la Marianne anglaise, le raton-laveur en costume de J.J. Cale, les yeux de l’éternelle Brigitte en point d’interrogation dans un paysage à la Bosch, les crocodiles saturés de CharlElie, le béret rouge de Rickie, le profil impec at the hops de Chuck, Sun Ra revenu de Saturne et Moondog le viking. Toutes ces belles pochettes de 33 tours m’envoyaient loin. Y’en avait une autre fort différente à la maison. Une photo toute pourrie d’un moustachu (certes à l’air sympathique) avec un lettrage de communauté de communes désoeuvrée sur un fond tellement flou que je ne m’en souviens pas . Et, contrairement à tous les autres, y’avait une dédicace. «Amitiés. G.Brassens ». J’en concluais (j’étais un jeune enfant) qu’il devait s’agir d’un membre plus ou moins éloigné de la famille. En tout cas je n’avais pas l’idée d’écouter le vinyle que le vague tonton avait glissé dans le carton avec sa tronche imprimée. Ça ne ressemblait pas à un disque cette affaire.
La peinture sur les murs n’est pas encore sèche. On m’a proposé de venir jouer une fois par mois. En attendant l’inauguration, je converse avec les trois ou quatre amis du taulier venus en renfort. Arrive le moment où ils lui demandent : « tu vas le faire crécher où ton chanteur ? ». La réponse tarde à arriver. Je me demande pourquoi. Et puis vient ce murmure : « Chez Vincent Lèques ». « Vincent Lèques ? » gueulent en choeur les autres avant de se retourner vers moi avec un air de désolation. Mais bordel, c’est qui Vincent Lèques ? Ils s’invitent les uns et les autres à m’expliquer mais rien ne vient. On me glisse simplement que je vais vite comprendre et qu’il va arriver d’un instant à l’autre. Le voilà . Sec avec une belle gueule d’imperturbable. Pas un mot. Il plante ses yeux dans les miens un temps suffisamment long pour que je l’écourte en lui demandant s’il a quelque-chose à dire. « J’observe d’abord » fait-il avec la voix de Louis Jouvet. Puis le monde vient, la soirée se passe, le concert se fait, le monde repart. Je me retrouve chez Vincent Lèques. Un mur défoncé à la masse. Il voulait aérer. Nous sommes un peu ivres. Je n’ai pas mangé. Lui non plus. Nous avons faim. Il lui reste un morceau de pain congelé et un navet. Nous partageons ce curieux repas. L’heure est plus que tardive. Il s’assied par terre, allume la hifi et pousse le volume à fond en me criant sans se retourner : « tu aimes Chic ? ». Quelques fenêtres du quartier s’allument. Ça se passe il y a pile vingt ans. Nous allons nous voir une fois par mois et nous allons nous aimer de plus en plus. Je veux dire la chose essentielle à son sujet. Il fait des chansons superbes parce-qu’elles ne ressemblent à personne et qu’elles sonnent et étonnent. J’ai insisté, alors il m’a donné à peu près tout ce qu’il a enregistré (l’équivalent d’un disque et demi) pour que je puisse l’écouter. Je l’écoute souvent. Il ne semble pas enthousiaste à l’idée que ce soit diffusé. Il aimerait jouer en public à condition que le public ne vienne pas trop. Je l’ai encouragé à se faire voir et entendre. J’aimerais élargir le comité très restreint de ses aficionados. Mais l’idée de toucher un plus grand nombre, disons quelques personnes de plus, n’a sans doute pas à être partagée par tous. Ça n’apporte ni légitimité ni raison d’être. Ses chansons existent comme une espèce rare. Les espèces menacées se tiennent loin des hommes.
Une grande fleur blanche est accrochée sur le côté droit de ses cheveux noirs. Elle voyage avec un groupe dans le train. Elle n’est pas très souriante mais peut-être que ses pensées le sont. J’aperçois son nom sur un badge rectangulaire au revers de sa veste. Trop loin pour lire. Joueur, je parie tout seul sur le prénom qu’elle pourrait porter. Curieux, je m’approche. La fleur blanche est en plastique et elle s’appelle « Église du Christ ».
Elle m’écrit qu’elle me recherche depuis des dizaines d’années. Elle me rappelle que j’avais à peine quinze ans et qu’elle en avait dix-huit passés. Elle me rappelle cette nuit où elle m’a invité à la rejoindre sous sa canadienne. Elle me rappelle combien c’était beau. Elle se souvient de tout. Elle me rappelle qu’elle a eu bien des ennuis quand ça s’est su. Virée de son premier boulot de monitrice. Elle pense à sa jeunesse. Elle me rappelle tout ça et je lui dis que je ne peux pas m’en souvenir. Elle est blessée. C’était pourtant inoubliable. Je suis désolé. Ça l’était sans doute pour elle et pour le garçon en question qui n’était pas moi. Elle insiste. Elle me dit que pourtant je ressemble à son souvenir. Cette année là , la précédente aussi, la suivante également, je m’en rappelle avec une extrême précision, je n’ai flirté qu’avec des idées. Si une grande m’avait invité sous sa tente, j’aurais dit oui en tremblant mais sans hésiter.
Le groupe s’appelait Longicorne Mineur. Dominique habitait tout près de chez mes parents et depuis l’adolescence je l’entendais (le village aussi) jouer smokonezewateur à la guitare. C’est lui qui, après m’avoir pris en stop, m’a invité à les rejoindre parce-qu’il m’avait vu chanter dans un moulin. Le batteur était dans le poisson. Il avait toujours un sac banane et parlait aux filles comme Aldo Maccione alors on l’appelait Aldo. J’avais donné mes harmonicas à Emmanuelle qui envisageait de devenir comédienne. Envisager n’étant pas faire, elle avait du temps. Jojo bossait sur des chantiers et il était si excité de reprendre sa basse que parfois il applaudissait au lieu de jouer. Je me souviens de cette soirée où pour la première fois nous avions une chambre d’hôtel à nous. Une pour cinq. Pas pour dormir. Le bled s’appelait pourtant La Crèche. C’était pour se changer avant le concert. Nous n’avions pas de tenues de scène mais nous y sommes quand même allés. L’un de nous a voulu donner un peu d’éclat à ses pompes. Un pied sur le radiateur et la boîte de cirage a glissé derrière en dégoulinant sur la tapisserie à rayures. En essayant de la rattraper un autre, clope au bec, a cramé le rideau de la fenêtre. L’histoire des rockeurs qui saccagent sans le faire exprès leur suite pas trop royale. Après quoi nous sommes montés sur les planches avec une longue intro énigmatique dans un brouillard trop dense. Une longue intro vite abrégée car Dominique a eu un problème de pédalier qu’il n’a résolu que lorsque la fumée s’est dissipée. C’était un genre de tremplin. Je ne sais plus qui l’avait gagné. Pas nous.
« J’vais crever » qu’il disait. « Le coeur. Je le sais, j’étais médecin. » C’est vrai qui avait été médecin. Radié pour avoir pratiqué l’avortement à une époque où c’était illégal. « Avant que je crève » qu’il reprenait « on va faire une grande fête et on va se marier, toi et moi. Des fausses noces aussi connes que des vraies. Je porterais une robe blanche tachée de vin. Tu joueras de la guitare très très fort en queue de pie. Je chanterais mon tube. Votez soleil. Faisons l’amour sur les pelouses de la mairie ». C’était un mec bien. Il mangeait liquide. Il dormait de micros siestes en micros siestes sur les chaises des bistrots. En ce temps là , à Bordeaux (ça se passait à Bordeaux), on en trouvait ouverts toute la nuit. Il pissait sur les bagnoles de flics, de préférence quand ils étaient à l’intérieur, pour la beauté du geste. Il m’offrait des bouquets de fleurs fanées. Il me parlait de son père, poète. Il aimait se présenter en juxtaposant les deux mots « enfant naturel ». Bien sûr j’ai accepté sa demande. Il devait se faire opérer. Il est mort avant. Voilà pourquoi nous ne nous sommes jamais mariés. Il s’appelait Mickey Lesbordes.
À partir de 1994, peu enclin à travailler, plutôt que de passer des heures à apprendre à jouer la musique d’un autre, je compose les miennes, ou plus exactement je les découvre avec les premiers accords qui me tombent sous les doigts. Je me souviens pourtant qu’en 1998 j’assiste au concert de ce chanteur nantais Darius Villain. L’auditoire est maigre. Quelque-chose m’attrape. Le lendemain je retourne le voir et j’achète son disque. Pour la première fois j’essaie de jouer la chanson d’un autre, celle qui s’appelle « l’heure de ton train » et qui est en cinq temps. Depuis, il m’arrive d’utiliser cette mesure plutôt peu usitée. Des amis musiciens s’en sont souvent étonnés. Voilà l’explication. « Viens donc danser mélancolie ». Il a disparu des radars, ce Darius dont je connais toujours les chansons par coeur.
Accroché au mur dans le salon de mes parents, y’avait un faux parchemin sous un couvercle en plastique. Une phrase à la con. « L’amitié est un joyau dont le coeur seul peut servir d’écrin ». Je savais à peine lire et c’était imprimé en lettres gothiques. J’ai longtemps déchiffré « l’amitié est un donjon dont le coeur seul peut servir d’écrou ». Ça ne voulait pas moins rien dire, surtout que j’aimais bien les histoires moyenâgeuses et le bricolage.
Avant l’âge de sept ans, je pensais qu’il n’existait qu’un seul guitariste dans le monde, David Gilmour, celui de Meddle et de Ummagumma. Je croyais qu’il jouait avec un bâton de sorcier (je ne connaissais pas le mot stratocaster). Un peu plus tard, j’ai appris l’existence d’un autre guitariste, Jimi Hendrix (je ne connaissais toujours pas le mot stratocaster). Alors je me suis dit qu’il devait y en avoir encore d’autres (en effet, il y en avait d’autres) et qu’ils devaient être tous plus psychédéliques les uns que les autres (je ne me disais pas vraiment ça car je ne connaissais pas le mot psychédélique). Mes parents n’allaient jamais voir de spectacles. L’année de mes douze ans, je suis allé me promener avec eux au bois de Saint-Pierre, dans la Vienne. C’était un bois mais c’était aussi un petit zoo triste. Je me souviens d’un ours noir qui tournait en rond dans une fosse. Ce jour là , tout près de la dite fosse, une certaine Michèle Torr se produisait. Concert gratuit. Dimanche après-midi. Mon premier concert. Stupéfaction et joie. Il y avait un bâton de sorcier (peut-être une stratocaster). Je n’avais d’yeux que pour le guitariste et j’attendais beaucoup de lui. Enfin la magie en direct, les bruits de bombes, les fusées de couleurs, la quadriphonie, les chambres d’écho, les fuzz intergalactiques, les foxy ladies et les one of this days. Dès que cette Michèle Torr arrêterait de chanter, le spectacle allait commencer. J’ai été très déçu.
Mon idéal était un ange avec des ailes de poulet, un limiteur de vitesse dans le bec et une voix à peine audible. On m’avait appris à faire pousser de grandes haies pour vivre caché et à toujours me contenter de ce que j’avais. La beauté me faisait détourner les yeux. Alors ça c’est longtemps passé comme ça. Une vie de rêves accessibles parce-que bien proches du plafond. L’amour c’était pareil. Les magiciennes du quartier avaient le pouvoir de me faire disparaître. Il s’en est passé du temps et des histoires sans extravagances. Encore une fois tout a changé en un éclair. Un jour qui commence comme un autre, je baisse la tête (à quoi-pensais-je ?), je cherche quelque-chose, j’oublie quoi, je passe les détails, je relève la tête et je me retrouve, je ne sais plus comment, dans les bras d’une femme éblouissante. Elle m’invite à ouvrir sa robe et le rideau du velux. Je vois un morceau de ciel. C’est si beau que j’arrache définitivement le toit.
Un seul bistrot subsistait dans le village. Je me souviens qu’un jour un client mal luné avait butté la femme du patron d’un coup de chevrotine. Le far west. Dans la mémoire des autochtones subsistait peut-être l’idée d’une malédiction car depuis le bar ne faisait que fermer et rouvrir. Sous les toits de la salle des fêtes voisine, nous répétions le dimanche après-midi. Le groupe s’appelait Longicorne Mineur. Par la fenêtre on nous avait jeté des boules puantes. Depuis l’histoire du fusil, les nerveux étaient toujours aussi lâches, mais bien moins dangereux.
Ça ne m’a pas étonné d’échouer au bac de français. Je n’ai jamais compris ce qu’on attendait de moi. Mais comme j’ai eu mon bac général, il a bien fallu proposer une suite. Je commençais à chanter comme on commence la boxe ou le tricot. On me disait qu’il fallait envisager un métier. Ne sachant lequel faire et sans doute étant peu motivé à en trouver un, je m’inscrivais à la fac. Le seul alibi que je trouvais pour éviter les questions auxquelles je ne savais pas répondre. Au bout de quatre premières années (où je me rendais à peine à un cours sur vingt) j’ai enfin compris ce qu’on attendait de moi et j’ai eu le droit de passer la seconde. Cette perspective me déprimait, je suis allé boire un café. Ça n’était pas le même que ceux de toutes les fois précédentes. Le temps de l’avaler, je me rendis compte que ce que l'on attendait de moi ne me plaisait pas du tout. Alors il fallait oublier l’idée précise d’une fonction et penser aux contours élastiques de ce que j’aimais le plus. Inventer des chansons. J’ai reposé la tasse et je suis ressorti léger. J’allais continuer à faire ce qui me plaisait et qui ne nécessitait aucune étude. Rien d’autre. La seconde d’après tout devint simple.
La plupart des enseignants que j’ai eus m’ont laissé peu de souvenirs. Faut dire que je pensais souvent à autre chose et que c’est en pensant souvent à autre chose que j’ai le plus appris. Mais par chance y’avait Rémi. Les années de CM1 et de CM2. Tous les matins nous faisions ce que les enfants sont sensés faire. Réfléchir avec des lettres et des chiffres. L’histoire avec la ligne du temps découpée en tranches et la géographie avec ses grandes cartes en couleurs. Le midi je ne sais plus si je mangeais sur place ou si je rentrais. Dans le village tout était proche. L’après-midi, c’est de ça dont je me souviens, nous avions quartier libre. Quand il ne pleuvait pas nous allions à la plage juste à côté. On appelait ça la plage mais l’océan était loin. Y’avait une rivière pour se baigner et sans doute un carré de sable près de la pelouse. Rémi aimait le football. La plupart jouaient au ballon avec lui, d’autres se racontaient des histoires. Moi je partais plus loin, seul, le long de l’eau, là où les voix et les coups francs ne faisaient pas fuir les animaux. Je les observais un peu mais essentiellement je ne faisais rien. J’aime bien ne rien faire. J’attends que ça se remplisse sans trop savoir de quoi. Des années plus tard, je revois Rémi. Il a moins changé que moi. Lui non plus il ne m’a pas oublié. Je lui pose la question qui me taraude depuis tout ce temps. Savoir comment il faisait pour en laisser filer comme ça, quelques-uns dont moi, tous les jours sans surveillance alors que c’était déjà peu toléré et jugé irresponsable. Certains parents gueulaient. Il me répond que les laisser gueuler n’était pas difficile et que pour ne pas avoir d’emmerdes avec l’Éducation (majuscule) nationale il avait eu l’excellente idée de devenir directeur de l’école. Ça le protégeait des plaintes et des règles. Rémi ajoute qu’il savait que je rentrerai à l’heure et sans me perdre. C’est vrai que souvent les enfants sont des bolides à qui on confisque les clefs. Avoir confiance en soi est le problème de chacun. Entre neuf et dix ans, un instituteur m’a appris que les autres pouvaient me donner la leur. Merci Rémi.
On peut s’habiller n’importe comment quand on a de belles chaussures (je ne tiens pas à ce que mes préceptes soient partagés). Pendant longtemps je cherchais chez les fripiers le modèle certes bien dessiné et bien conçu, mais toujours de trop petite taille. J’avais l’idée que le cuir se ferait. Un jour j’ai compris quelle était ma vraie pointure et les balades sont devenues plus agréables.
Gavriil Lubnin faisait partie de ces proches qu’on ne rencontre jamais. Je rencontrais ses dessins un peu et ses chansons beaucoup. Un proche parce-que je me reconnaissais dans ce qu’il donnait à voir et à entendre. Ça ne m’arrive presque jamais alors je vivais ça comme un soulagement. Savoir les existences d’autres naufragés. Peu importe si j’étais seul à y trouver des quelconques ressemblances. Sans connaître sa langue, ça me parlait. D’habitude je ne comprends pas après quoi les chanteurs courent. Hier je voulais prendre de ses nouvelles parce-qu’il ne montrait plus rien depuis si longtemps. Je me suis dit on ne sait jamais. Il va peut-être offrir une chose nouvelle. Ce fût le cas, hélas. Les journaux russes parlaient de sa mort étrange, d’une histoire de couteau, hier à Saint-Petersbourg. « Les gens profitent des vacances, les enfants profitent de l’école, et je m’inquiète à propos de l’amour dans mon rock’n’roll nuageux ».
Le moral n’avait jamais été aussi bas. Un instinct de tortue m’avait conduit au bord de l’océan. Le matin, sur la plage, je promenais mes jambes. Ma tête était un cerf-volant. L’après-midi, je fourrais le tout à la hâte dans un bus et regagnais la ville voisine. À la terrasse d’un bistrot désert je choisissais la place la plus ombragée. Je plongeais mes lèvres dans la caféine et mes pensées dans le vague. Quand cette jeune femme est venue s’asseoir près de moi, je ne l’ai même pas remarquée. Et puis je sens sa présence. Parce-qu’elle ouvre un livre sans le lire. Un silence fabriqué qui me réveille. Elle a une phrase en allemand tatouée sur l’avant bras. Elle veut parler. On parle. Elle est étrange. J’apprends très vite qu’elle aime la littérature, que la phrase sur son bras est celle d’un poète obscur, qu’elle aime le sexe et les armes à feu. Elle possède un pistolet. Il lui arrive de se masturber avec. Son père est psy. Sa mère un truc du genre. Elle aime son frère. Elle a grandi ici. Elle sait que je suis d’ailleurs. Un ami à elle débarque et s’assied face à nous. Il me dit qu’il aime le cinéma puis très vite il se tait et me regarde. Je suis maigre, les yeux très cernés, je n’ai aucun zygomatique qui fonctionne et je me fous éperdument de tout. Elle me propose qu’on se voit plus tard et me demande mon numéro de téléphone. Je lui donne. Après quoi elle m’avoue qu’elle m’a suivi sur la plage, qu’elle m’a vu avaler des moules-frites, qu’elle a pris le bus, le siège derrière moi, qu’elle aime les gars destroy exactement dans mon genre. C’est vrai que je suis destroy. Mais pas comme elle imagine. Je prends congé. Plus tard elle m’appelle. On se voit dans un salon vide. Elle veut qu’on converse dans le noir. Elle éteint la lumière. Elle tire les rideaux. Elle se déshabille entièrement. Je la devine dans le rouge de sa cigarette. Je dis oui à tout comme je dis non à tout. Je ne bouge pas. Rien n’est important. Elle comprend encore moins que moi ce qui se passe. Nous parlons sur deux chaises hautes, assez loin l’un de l’autre. Elle finit par se rhabiller et par me laisser seul dans le noir. Le lendemain elle me rappelle. Plutôt que de décrocher, j’essaie de réfléchir. Un instinct d’oiseau me conduit vers la gare. C’est le début d’un retour.
"Il pleuvait et je séchais. Le lycée encore une fois. J’avais seize ou dix-sept ans. C’était l’après-midi ou le matin. Je ne sais plus. Abrité sous l’entrée du théâtre, on me fît savoir qu’un film allait commencer au prix attractif spécial étudiant de cinq francs. J’avais cinq francs. Mon premier cinéma tout seul. Je découvrais le titre au générique en noir et blanc. Tirez sur le pianiste. Charles Aznavour. Boby Lapointe. Alors quoi ? Les chanteurs sont des acteurs ? J’ai aimé Marie Dubois et la musique de Georges Delerue. J’ai aimé ce moment. Bien plus tard je découvre les autres films de Truffaut. Je me rends compte que je n’aime pas tellement les films de Truffaut. J’aime Aki Kaurismäki qui aime François Truffaut. Et j’ai aimé ce lointain jour de pluie."
« Le chaland qui passe ». Depuis ma vingtaine, sans prévenir, cette chanson presque centenaire vient jouer toute seule dans ma tête. Ce sont mes yeux qui la déclenchent. Quand je les laisse au bord de l’eau ou de l’idée de l’eau. Quant un mot navigant vient me mouiller les cils. « Ne pensons à rien, le courant fait de nous toujours des errants ». C’est comme un ange qui me parle en musique et me remet sur mon chemin de dérive. Un ange qui ne croirait pas en Dieu. Un ange qui aurait la voix de Lys Gauty et la gueule de Michel Simon. Je viens de passer rue du Chien Marin.
"Entre deux trains, je déjeune dans une brasserie. À la table voisine, quatre jeunes octogénaires. Deux femmes en bijoux fantaisies et permanentes audacieuses. L’une en robe à fleurs jaunes sur fond blanc, l’autre en camaïeu mauve. Un gros monsieur rubicond à bretelles et veste à carreaux. Un autre en pantalon et chemise de jean pâle. Perruque blonde. Un serveur en costume et sourire standards leur apporte deux grands plats de choucroute sur des plateaux à brûleurs. Le gros à carreaux reste impassible, les trois autres se lèvent prestement et photographient sous tous les angles ce qu’ils vont engloutir. Je me demande pourquoi ils font ça. Je les imagine devant des vols de questions qui ne se posent jamais. Quelques heures plus tard je suis sur scène. D’’autres affamés du soir lèvent leurs machines et me mitraillent. J’ai l’impression d’être une saucisse."
D’années en années et de bifurcations en bifurcations on découvre le paysage de ses émois. La plupart des personnes que je rencontre, voire que j’aime, ne sont pas touchées par les mêmes choses que moi. Et réciproquement. Un jour Urbain Desbois (mon héros) s’est aperçu que nous avions pas mal de goûts musicaux en commun. Pour la poésie pareil. Une certaine poésie. C’est rare ça. Nous vibrons aux mêmes choses en nous étonnant parfois que ce soit si peu partagé avec d’autres. Je ne pourrais pas citer plus de trois amis avec lesquels les vibrations se font aux mêmes endroits. Urbain donc, un jour me dit, « je vais t’offrir les disques de Frank Martel et puisque pour les trouver il faut rencontrer l’homme, allons-y ensemble ». J’entends dans sa voix que cette visite risque de me marquer. En effet. À la brasserie du Cheval Blanc de Montréal, un enfant pleure dans sa poussette. C’est le matin. Frank que je découvre fait le tour du comptoir où il sert les cafés, se penche sur l’enfant et lui chante de sa voix articulée et hypnotique « bonsoir madame la lune, mais que faites-vous donc là ? ». Instantanément, plus de pleurs. Frank ressemble en même temps à un lynx et à une huppe fasciée. Frank surprend et émerveille. Aujourd’hui il arrive une chose magique dont on parlera peu, parce-que le monde est ainsi. Un nouvel album. Le cinquième. Nous étions quelques-uns à l’attendre. Je suis comme cet être dans la poussette. Les chansons de Frank Martel me surprennent et m’émerveillent. Les guitares habitées de Bernard Falaise (dont je recommande l’oeuvre foisonnante) et les percussions inventives de Michel F Côté (dont je recommande l’oeuvre foisonnante). L’Ouest Céleste. Encore une fois il y a tout ce que j’aime ici. Les mots assemblés comme une nouvelle carte du ciel, les musiques comme une forêt peuplée d’animaux fabuleux et familiers, parfois invisibles, la voix comme une rivière parfaitement dessinée. Un paysage d’autant plus précieux que je m’y retrouve sans jamais m’être senti capable de l’imaginer. Ça s’appelle « nulle audace n’est fatale » et ça se commande ici : https://frankmartel.bandcamp.com/.../nulle-audace-nest...
Par la fenêtre du bistrot je regarde le ciel tacheté, les toits tachetés, l’hôtel d’en face, tacheté. Tu apparais. Tu restes immobile quelques instants, le temps de finir ta cigarette. Ton visage est tacheté. Tu entres. Quelqu’un bientôt viendra laver la vitre.
N’ayant jamais éprouvé de plaisir à regarder le foot, on m’explique que sur un écran ça ne rend rien et que dans un stade c’est autre chose. On m’emmène voir un match à Bordeaux. Les girondins reçoivent les canaris nantais. Ça date puisque sur le terrain jouent Giresse et Tigana. Lumière trop forte, pelouse trop verte, trop de monde, trop d’hommes, trop de cris, trop de publicités, trop de bleu et trop de jaune. Trop de tout pour m’évader en pensant à autre chose. Si je peux comprendre la vibration du footballeur, celle du spectateur m’est étrangère. Et ce jeu trop mécanique et performatif pour être un spectacle. Ça n’est pas le sport en lui-même qui me déplaît, c’est le supporter et les espaces dédiés à ce genre de pratique. Ainsi je n’aime pas davantage les piscines et les gymnases. Fort heureusement, les musiciens que j’ai envie de voir ne remplissent pas les stades. Il n’y a qu’une alternative lors d’un gros évènement, qu’il soit sportif, théâtral ou musical, pour éviter de se sentir coincé dans une foule. Ne pas y aller ou être de ceux qui jouent. t l’âge de sept ans, je pensais qu’il n’existait qu’un seul guitariste dans le monde, David Gilmour, celui de Meddle et de Ummagumma. Je croyais qu’il jouait avec un bâton de sorcier (je ne connaissais pas le mot stratocaster). Un peu plus tard, j’ai appris l’existence d’un autre guitariste, Jimi Hendrix (je ne connaissais toujours pas le mot stratocaster). Alors je me suis dit qu’il devait y en avoir encore d’autres (en effet, il y en avait d’autres) et qu’ils devaient être tous plus psychédéliques les uns que les autres (je ne me disais pas vraiment ça car je ne connaissais pas le mot psychédélique). Mes parents n’allaient jamais voir de spectacles. L’année de mes douze ans, je suis allé me promener avec eux au bois de Saint-Pierre, dans la Vienne. C’était un bois mais c’était aussi un petit zoo triste. Je me souviens d’un ours noir qui tournait en rond dans une fosse. Ce jour là , tout près de la dite fosse, une certaine Michèle Torr se produisait. Concert gratuit. Dimanche après-midi. Mon premier concert. Stupéfaction et joie. Il y avait un bâton de sorcier (peut-être une stratocaster). Je n’avais d’yeux que pour le guitariste et j’attendais beaucoup de lui. Enfin la magie en direct, les bruits de bombes, les fusées de couleurs, la quadriphonie, les chambres d’écho, les fuzz intergalactiques, les foxy ladies et les one of this days. Dès que cette Michèle Torr arrêterait de chanter, le spectacle allait commencer. J’ai été très déçu.
L’ami Roland m’attend dans un PMU. Lui comme moi n’y connaissons personne. En me voyant franchir la porte, il balance aux habitués : « Le voilà ! C’est le magicien ! ». Tout le monde semble se réveiller et me regarde des pieds à la tête. « Attention ! Il va nous faire un tour ! » ajoute Roland. Les uns font un « ouais » enthousiaste et les autres un « quoi ? » ahuri. Le plaisir que j’ai avec les magiciens c’est le plaisir de ne pas comprendre. Il m’arrive de faire des tours et ils sont si peu travaillés qu’ils ratent à chaque fois. Mais j’ai aussi le plaisir de faire des bides. Roland le sait et ça le fait rire. Je me lance donc dans un numéro épouvantable. Je fais n’importe quoi avec beaucoup d’aplomb. Chose importante, le public est rond comme une queue de pelle. Ça tourne au picon et au blanc limé depuis l’ouverture. Je fais disparaître une pièce de vingt centimes en refermant une main et je la fais réapparaître sous la forme d’une pièce de deux euros en ouvrant l’autre. Avec de grands moulinets, je glisse quelques incantations et oh oh oh, le verre que j’avais dans le dos apparaît sur la table. Les gars voient tellement trouble qu’il arrive ce que l’on attendait pas, un triomphe.
Le service militaire obligatoire contrecarrait sérieusement mon projet de flâner à des heures flottantes vers des destinations hasardeuses. Je fus convoqué à Limoges pour ces fameux trois jours. J’imaginais que l’esprit de caserne me serait insupportable et j’espérais sans trop y croire qu’on parviendrait à me donner tort. Hélas. On nous présenta fièrement les avancées technologiques de chaque corps de métier. Un gradé, vrp des roquettes au phosphore, montra sa joie, elle aussi inflammable, à l’idée qu’on puisse éclairer la nuit pour choisir ses cibles. La mort, certes, mais la mort professionnelle. Le soir on proposa une séance de cinéma. Rambo II. Véridique. Dans la chambrée on nous raconta les blagues qu’on avait l’habitude de faire, histoire de montrer qu’on n’était pas ennemi de la poilade. Mon lit était en portefeuille, bien sûr. Le lendemain je fis clignoter tous les voyants qui font sortir du rang. On m’envoya chez un psy. Puis chez deux autres. Je les persuadai assez facilement de me rayer de leurs listes avec un mélange de comédie et de sincérité. On s’inquiéta pour mon cas et on m’invita à revenir avec une ordonnance prouvant que j’allais me faire soigner dans le civil. Je devins P4 avec traitement. Deux infirmiers me raccompagnèrent à la gare. Destination Poitiers où dans un bistrot que je ne connaissais pas, je commandai un café. Il fût meilleur que jamais. Paré à mettre mon projet à exécution ? Paré. Exécution.
Ma mère m’a raconté que pour hypnotiser le petit enfant que j’étais il suffisait de me donner une fleur.
Une haute cage peuplée de canaris et des clapiers à lapins. Entre les deux, un imposant mimosa. Près de l’imposant mimosa, une petite maison qui s’appelait « malgré tout ». L’enfance a ses parfums. Aujourd’hui, quand je rencontre un mimosa, me reviennent à coup sûr, mêlées à celles des fleurs jaunes, des senteurs d’oiseaux et de lapins.
Les fringues sont subtilement ourlées, en tissus épais. Sa stature imposante fait qu’on peut l’observer de loin. Il travaille en équipe dans la vieille entreprise du rock’n’roll. Plutôt que de partenaires, il s’entoure de serviteurs. Toi le rusé, avec ta chemise débordante au bas de ton pull, tu me dis qu’il est un baron, un duc, un roi, suivant les heures. Les cours versaillaises d’aujourd’hui sont nomades. Boiteuses mais marchantes. Chacun y joue son rôle. L’imposant artiste est un sujet qu’on aime admirer. Chacun y trouve son compte. Mais mon attention va vers toi, le rusé. Peu importe la coulisse où tu t’actives à souffler ton intelligence rebelle. Ça n’est ni la coulisse, ni la scène, c’est toi que je regarde. Peut-être que simplement je nous sais plus proches de l’ombre que du soleil.